Dans la vie des dauphins de Risso

Deux ailerons m’appellent, au loin, et des grands, sombres, qui se détachent clairement de la surface grise de l’eau, en cette fin de matinée un peu nuageuse. Le bateau filait droit au port, mais à mes exclamations de joie, Eduardo, pilote de tact, sait revenir en arrière. Après tout, sait-on jamais, il peut s’agir d’un rendez-vous à ne pas manquer…

Risso ! Ce sont des dauphins de Risso, à la tête bien arrondie, sans bec pointu et artificiellement rieur, un groupe de 10 à 20 individus peut être, un peu dispersés, nageant tout tranquillement.

« Qui va à l’eau ? » dis-je toute excitée, prête à sauter toute habillée…

« Toi, si tu veux », répond Sophie, et tous les vêtements ont déjà volé en vrac dans la cabine qui n’est qu’un tas d’affaires… les priorités ne sont pas au rangement !

Evelyne se décide, se prépare également, et nous voici assises à l’arrière du bateau, pétillantes, impatientes, l’impression de manquer une partie du spectacle qui se joue dans l’eau, souvent mieux visible à l’avant du bateau, lorsque les dauphins sont à l’étrave, sautent ou tournent autour de notre embarcation.

Les Risso sont réputés timides et discrets, ce n’est même pas sûr que nous allions à l’eau, tout dépend de leur humeur et de leur disponibilité… C’est Eduardo qui décide.

Les palmes qui trempent déjà dans l’eau, à nos pieds, le masque et le tuba en place, nous patientons du mieux possible, le cœur qui bat un peu la chamade. De ci de là, un ou deux ailerons qui passent, si proches. « Ils sont là, à côté, on n’y va pas ? » pas encore, pas encore, Eduardo connaît son affaire, Eduardo manœuvre, tout doucement, il s’agit de ne pas les effrayer ni les déranger… et au moment où nous nous y attendons le moins, où aucun dauphin n’est visible, le « Go ! » nous tombe dans les oreilles, plouf à l’eau, magie pure combinée à l’expertise de notre pilote, ils sont exactement tous dessous et nagent tranquillement vers la droite.

Aucune réflexion ne m’est possible, seule l’action est lancée, je palme derrière eux, sinon de toute façon ils ne vont pas s’attarder. Mais c’est bizarre, il y a de la fumée sous l’eau, à plusieurs endroits, c’est étrangement trouble… Ah mais non, ils me chient dessus, bien sûr, heureusement qu’Aurélie, notre experte en cétacés, nous avait expliqué cette éventualité fréquente. Réponse à une agression, volonté de brouiller les pistes, ou message codé ? Les déjections sont des moyens de communication entre les dauphins, pas forcément associés à de l’agressivité alors… je traverse le plus gros nuage devant moi, bon finalement c’est comme de la poussière en suspension, quelques particules plus épaisses par-ci par-là…

Je palme, je palme, et quand je retrouve la visibilité habituelle, à ma grande surprise, mon allure est accordée à la leur, j’arrive à les suivre, ou plutôt ils me laissent les suivre… et plutôt les survoler, car ils sont en dessous, juste à une petite longueur d’avance : une vraie escadrille bien ordonnée, je compte sept dauphins joliment disposés 2 par 2, avec un qui semble mener le groupe, en tête, seul. Des couples ? peut-être, dans chaque paire, l’un des deux est légèrement plus petit que l’autre. On me dira au plus tard, que du bateau, ils voyaient 2 ailerons de chaque côté de moi, en surface, alors que je n’avais d’yeux que pour ceux des profondeurs, je n’ai pas soupçonné la présence supplémentaire des « gardiens » latéraux. Je palme, palme, en me réjouissant du minimum d’entraînement en piscine, une simple pensée à ma monopalme restée sur le bateau au profit des ‘bi-‘, plus rapidement enfilées. Si je l’avais eu aux pieds, j’aurais ondulé sans effort et avec moins de remous que là, mais peu importe, l’instant magique se déroule sous mes yeux…

Une seule pensée aussi pour le bateau, je nage dans sa direction opposée, droit en direction de la côte pas si proche que ça non plus… Peu importe, que puis-je craindre en pareille compagnie, au milieu de pareille escorte ?

Alors je m’abandonne au spectacle, complètement, en maintenant juste le rythme de palmage et en essayant de ne pas souffler trop fort dans le tuba, et pourtant qu’est-ce que je respire ! Alors qu’eux sont en apnée, peinards, ils glissent sans effort dans un mouvement quasi imperceptible. J’ai tout le loisir de détailler leur livrée : il n’y en a pas deux qui soient de couleur semblable. Pourquoi dit-on que leurs marbrures sont le résultat de leurs combats, des blessures de la vie ? À mes yeux, c’est leur carte d’identité, leur signature visuelle, cela ne fait aucun doute : ils sont plus ou moins striés, tachetés, de motifs très esthétiques, brillants et lisses comme des ballons que l’on aurait peints avec un spirographe. Et je ne veux pas croire que ce soit simplement une question d’âge, on dit qu’ils se dépigmentent au cours de leur vie, ce qui est certainement possible, mais il y a trop de différences les uns par rapport aux autres pour que ce ne soit que cela.

Et ils ne respirent donc jamais ? Moi qui souffle tous les quelques coups de palmes et eux qui poursuivent leur route, complètement placides, et silencieux même, je distingue très peu de sifflements alors que je tends volontairement l’oreille, je ne perçois pas non plus les clics d’écholocation. Ce ne sont pas les tachetés siffleurs, en effet les Risso sont calmes. Je venais tout juste de découvrir cette espèce, la veille, lors de la présentation d’Aurélie. Le look le plus proche de ces Risso était pour moi le bélouga au nez rond, qui est en fait bien différent et ne vit pas sous les mêmes latitudes.

Le moment où je me manque d’avaler mon tuba d’émerveillement est lorsque l’un des supposés couples de tête se met ventre contre ventre quelques instants, un câlin sous mes yeux, quel beau message d’amour ! Pas le temps de ‘voir’ quoi que ce soit, ce n’était peut-être pas un vrai accouplement, plus une pirouette câline en continuant la trajectoire. J’ai l’impression d’être dans un rêve éveillé, tout se déroule si naturellement, je suis chez eux dans le grand bleu, dans leur élément, qu’est-ce que je fous là et pourquoi m’acceptent-ils ou du moins me supportent-ils ? S’ils en avaient envie, ils me laisseraient sur place en nageant plus vigoureusement, sachant qu’ils peuvent atteindre une vitesse de 14 nœuds, ou bien ils pourraient s’enfoncer tout simplement dans les profondeurs…

Et seulement maintenant, certains remontent respirer, combien a duré leur apnée, cinq minutes, dix minutes ? impossible à dire, je suis entrée dans un autre espace temps qui n’a pas les mêmes référents, pour sûr… La distance respectable qui me sépare d’eux est toujours maintenue, de quelques mètres, je n’oserai pas la chiffrer pour la même histoire d’espace temps ! Toujours est-il que la goulée d’air qu’ils prennent les agite légèrement et rompt l’harmonie de la chorégraphie. La dispersion semble s’amorcer, certains plongent, d’autres changent de direction, ne subsiste que le Risso de tête, l’unique, à la peau bien pâle, celui qui n’était pas accompagné d’un congénère évoluant à ses côtés… Il reste seul à nager devant moi, tandis que je continue de palmer et de respirer, une vraie pauvre terrienne qui n’a d’aquatique que le cœur…

Et avec la même assurance tranquille que le groupe m’avait comme ‘transmise’, il se retourne vers moi, en tournant juste la tête, son œil rond directement pointé sur moi, comme s’il venait de me remarquer ou au contraire comme s’il s’impatientait : « encore là ? »

Et moi bouche bée en face, soutenant ce regard fixe, j’arrête de nager pour me tourner légèrement sur le côté et l’imiter… Instant d’immobilité réciproque étrange, la sensation de me sentir démasquée, prise en flagrant délit de co-navigation avec des dauphins, mode de transport pourtant bien plaisant !

Et de nouveau le corps de mon compagnon retrouve sa ligne profilée, son cap, sa trajectoire, et à ce moment-là une étrange certitude me gagne, que la rencontre n’allait pas tarder à se terminer après cette espèce d’au revoir les yeux dans les yeux. Merci, merci, je lui télépathe toute ma reconnaissance, ma gratitude, qu’il la perçoive ou pas, elle s’adresse également à tout cet univers fantastiquement riche de beauté et de tendresse.

Un Risso noir arrive alors latéralement, comme en travers de notre route, serait-ce l’un des vigies de surface que je n’avais pas remarqué ? Il montre une puissance de mouvement, de vitesse, que n’avaient pas les autres, je vois sa nageoire caudale onduler franchement, ce doit être un jeune certainement puisqu’il n’est pas encore grimé de motifs… C’est comme s’il venait chercher son aïeul, l’ancien, le vieux sage à tête blanche qui s’était retourné vers moi, et ils s’éloignent tous les deux. Encore de l’agitation dessous, les autres ne sont pas loin assurément, je distingue encore quelques ombres fantomatiques ça et là mais c’en est bel et bien fini de la rencontre, me voilà seule dans le bleu, restituée à mon sort de terrienne, avec ces engins en plastique aux pieds et sur la tête.

Et là, seulement, je ressors la tête de l’eau, y a-t-il encore un bateau à l’horizon ? Oui, à une distance respectable aussi, ils ne m’avaient pas perdu des yeux mais ne s’étaient pas non plus immiscés trop près dans cette rencontre.

Heureusement que je suis à l’aise dans l’eau et que je peux continuer de nager dans cette solitude bleue, qui prend une ampleur existentielle, le temps que le bateau s’approche. Retour parmi les humains, je commence seulement à réaliser l’ampleur du moment. Sophie me dit : « je crois que c’était assez exceptionnel ce que tu as vécu ». « Ah bon ? » Tout est tellement naturel, quand on est dans l’eau, complètement mis à nu dans cet élément qui nous est étonnamment familier… Ce n’était que la deuxième sortie en mer, rien ne m’étonnait dans ce contexte de toute façon extra ordinaire…

Les sorties suivantes seront belles et riches, à chaque fois différentes, mais il est vrai jamais aussi longues, et jamais avec des Risso de nouveau. Nous les reverrons plusieurs fois, sauter même, mais pas d’humeur à se laisser côtoyer à l’eau. L’exceptionnel se confirmera donc, entre-temps les Risso avaient envahi mon cœur.

Et une semaine plus tard, ma cousine en voyage en Mer Rouge pour des plongées bouteille réalise, le dernier jour, qu’ils n’ont pas encore croisé de dauphins. Nous sommes très proches l’une de l’autre, souvent ‘connectées’ mentalement, mais elle ne savait encore absolument rien de mes nouvelles fréquentations avec les Risso. Sur le chemin du retour de la dernière sortie en mer, elle se met à l’avant du bateau, résolue à scruter l’horizon et à trouver un aileron… chose faite 5 à 10 minutes plus tard, ses compagnons de palanquée ne veulent pas croire qu’elle a déjà ‘trouvé’ des dauphins, qui s’approchent, et ce sont… des Risso !

Ils ne pourront pas se mettre à l’eau pour mieux les voir, malheureusement, mais à son retour nous avons beaucoup ri toutes les deux de cette drôle de coïncidence… « C’est rigolo, cache-cache dans l’eau… » comme le dit notre chanson du groupe…

Nathalie, 35 ans, Traductrice et professeur de yoga.